mercredi 20 octobre 2010

Pour une cure de vérité au Proche-Orient, par Régis Debray (août 2007)

En octobre 2006, le président de la République française de l’époque, M. Jacques Chirac, chargea M. Régis Debray de « conduire une enquête de terrain sur la situation des diverses communautés ethnoreligieuses au Proche-Orient », en lui recommandant « une démarche sans exclusive, conduite auprès de tous les secteurs d’opinion ». C’est dans ce cadre, et parmi d’autres observations recueillies sur place, que l’auteur a adressé aux autorités françaises, le 15 janvier 2007, cette note sur la Palestine et sur les risques impliqués par les faux-semblants rhétoriques en vigueur dans une certaine langue de bois internationale. Même si, comme nous l’a fait observer le signataire, il convient de prendre en compte les règles strictes du genre « note diplomatique » (concision et circonspection), ce document, corroboré depuis par des rapports publics et officiels (Banque mondiale, Organisation des Nations unies...), nous a paru garder sa pleine validité, en tant que clé de lecture possible d’une longue dérive dont on constate aujourd’hui les résultats tragiques.

Par Régis Debray

« Le processus diplomatique ne s’est pas
suffisamment préoccupé des évolutions sur
le terrain et de leurs conséquences.
— Quelles évolutions ? — D’abord la colonisation. »
Dennis Ross,
ancien médiateur américain au Proche-Orient,
interrogé sur l’erreur commise
au sommet de Camp David (2000).
De 1994 à 2000, le nombre de colons juifs dans les territoires palestiniens avait effectivement doublé. Depuis les accords d’Oslo (1993), autant d’Israéliens se sont implantés en Cisjordanie que durant les vingt-cinq années précédentes. A l’heure où l’on évoque une fois encore une conférence internationale, il serait néfaste de renvoyer à nouveau pour la bonne bouche l’état des lieux, ou la réalité actuelle. Inutile de nommer une commission. Ce relevé existe déjà, et plutôt dix fois qu’une. Aucun conflit au monde n’étant aussi bien documenté, cartographié et archivé.
L’Office des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA) tient à jour des cartes évolutives et précises des territoires en dispute, avec photographies, recensements, graphiques, etc. Le visionnage prend une heure de temps, mais permet d’économiser les sempiternelles déclarations de bonnes intentions.
Que montrent ces cartes ? Que les bases physiques, économiques et humaines d’un « Etat palestinien viable » sont en voie de disparition, en sorte que la « solution des deux Etats », le « divorce juste et équitable »(Amos Oz), le territoire partagé entre deux foyers nationaux, l’un plus petit que l’autre, démilitarisé, mais souverain, viable et continu, ressemblent désormais à des mots creux, à écrire au futur antérieur. On pourra contester que le point de non-retour soit atteint, en faisant valoir que, si les Israéliens ont gagné la bataille territoriale (seulement 22 % du territoire palestinien au moment du mandat britannique échappe encore à leur contrôle), les Palestiniens gagneront la bataille démographique. On pourra opposer la stupéfiante « résilience » des populations locales au calme rouleau compresseur qui, se hâtant lentement, met à exécution le plan Allon de 1968.

L’effacement de la « ligne verte »
est désormais légalisé

Il n’en ressort pas moins, des « évolutions sur le terrain », que :
1. La clôture de sécurité n’a pas vocation, comme on le croit, à tracer une frontière peut-être illégale (puisque englobant plus de 10 % de la Cisjordanie) mais ayant au moins valeur, pensait-on, de démarcation internationale en pointillé ;
2. Il est bien vrai (comme l’a dit M. Ehoud Olmert à la radio de l’armée israélienne le 20 mars 2006) que les frontières stratégiques d’Israël se trouvent sur le Jourdain (toute la vallée étant déclarée « zone interdite »). Le grignotage de la zone intermédiaire permet déjà, en quelques endroits, le rive à rive ;
3. Les nouvelles routes dites « de contournement est-ouest », sacrifiant l’ancien axe nord-sud, dessinent clairement la carte d’un territoire en voie d’annexion admettant trois ou quatre bantoustans arabes (Jénine, Ramallah et Jéricho). Enclaves congestionnées, avec des ressources naturelles promises à épuisement, et déterminant donc, à terme, un exode plus ou moins massif (déjà, une bonne partie des élites, notamment chrétiennes, s’expatrient) ;
4. Avec la construction du mur, la judaïsation en cours de Jérusalem-Est, et surtout la reconfiguration de la municipalité, les condamnations réitérées de l’ONU, de pure forme, n’ont aucune incidence sur la poursuite de la mainmise sur l’ensemble de la ville (1).
L’écart entre ce qui est dit, parce que nous souhaitons l’entendre (retraits locaux, assouplissements des permis, levée d’un barrage sur vingt, inflexion du ton, etc.), et ce qui est fait sur le terrain, et que nous répugnons à voir (maillage des colonies, constructions de ponts et tunnels, encerclements des localités palestiniennes, expropriations des terres, destructions des maisons, etc.), prend les proportions les uns diront de double jeu, les autres de schizophrénie. Le vieux « un dounam [1 000 m2] de plus, une chèvre de plus » se passant hors caméra, sans faire événement et, mieux encore, sans « diktat colonial » explicite, personne ne se formalise, à supposer qu’il s’informe (difficile si l’on ne vieillit pas sur place). « Judée-Samarie » est le nom donné à la Cisjordanie par les cartes et les manuels scolaires israéliens, où l’effacement de la « ligne verte » de 1967 est désormais un acquis légalisé, comme vient de le décider la Knesset en refusant la proposition d’une ministre de l’éducation travailliste.
Plus qu’un hiatus épisodique entre le de facto et le de jure, c’est une méthode et une tradition qui remontent aux premiers pas du Yichouv (2), celles du fait accompli, et qui se sont toujours révélées payantes (l’Etat était là avant qu’il soit déclaré et reconnu, en 1948, tout comme l’armée) : un théâtre à deux scènes, où l’une, l’internationale, voit la redite de mots vagues au flou avantageux (retrait, coexistence, Etat), mais où les choses sérieuses (implantations, routes, tunnels, nappes aquifères) se passent à côté, sur le théâtre d’opérations qui décidera à terme (sans publicité).
Connaissant les rouages de la démocratie d’opinion, qui a besoin d’espoir et d’annonces euphorisantes, comme d’ailleurs tout un chacun, les gouvernements israéliens successifs (gauche et droite) veillent à lui administrer sa dose trimestrielle d’analgésiques (plans de retrait unilatéraux, démantèlements partiels, annonces jugées « intéressantes » mais toujours conditionnées et donc sans suite). Le médiatique vit au jour le jour et n’a pas de mémoire. Qui se souvient que la « feuille de route » (3) stipulait un « règlement définitif et global du conflit israélo-palestinien d’ici à 2005 » ?
L’ex-processus d’Oslo, reconnaissons-le, n’est pas seulement resté lettre morte. Avec la réoccupation militaire des zones A et B (4) en avril 2002, il déroule ses phrases pour ainsi dire à l’envers.
Si l’on ajoute au morcellement du territoire, qui déconnecte toute éventuelle direction centrale palestinienne des responsables locaux, et ces derniers les uns des autres, la destruction physique et méthodique des institutions « nationales », des infrastructures et des cadres politiques eux-mêmes par l’armée israélienne, garantie d’anarchie intérieure, de prolifération de gangs, clans et règlements de compte, bref d’un chaos sans fin ni fond – il est clair qu’on n’a pas pris le chemin de la construction d’un Etat, mais de la déconstruction de toute gouvernance possible de l’autre côté du mur. C’est l’envers logique d’une annexion programmée à moyen terme (trente ans) et qui sera entérinée le moment venu « au vu des nouvelles réalités sur le terrain ».
Dans ces conditions, le recours consensuel mais incantatoire à la « feuille de route » (signes prometteurs et fenêtres d’opportunité) semble relever plus de la méthode Coué que de la sage appréhension d’une constante et cohérente transformation des choses. Cette dernière ne se voit certes pas depuis Genève, Paris, New York, mais se découvre à quiconque fait retour après quelques années d’absence, sillonne un pays militairement quadrillé de part en part, et où les « colonies » israéliennes ne dessinent pas des formes sur un fond palestinien, mais où les grumeaux palestiniens sont déjà une forme sur un fond hébreu solidement infrastructuré. Où les réserves d’eau sont préemptées, et où un rien sépare la restriction temporaire de circulation de l’interdiction pure et simple.

Des chapelets de colonies
à l’abri de la clôture de sécurité

On peut, cela dit, se réconforter à l’idée que :
1. Si le retrait des colonies a été possible à Gaza, il le sera demain en Cisjordanie. C’est oublier que le retrait de 8 000 colons ici (avec un journaliste pour trois colons) a été suivi les mois d’après par l’installation à bas bruit de 20 000 colons ailleurs. Gaza ne faisait pas partie de l’héritage sacré, quand la « Judée-Samarie » en est l’épine dorsale. Et M. Ariel Sharon n’a jamais caché que ce désengagement à la marge avait pour contrepartie le renforcement de la présence israélienne au-delà de la « ligne verte » (438 000 colons à ce jour, en incluant 192 910 de Jérusalem-Est) ;
2. Le démantèlement de quatre petites colonies au nord (1 000 colons) et l’hypothèse d’un regroupement des colons (60 000) dans les trois blocs les plus peuplés, Maale Adoumim, Ariel et Goush Etzion, libéreraient un espace. Ce serait oublier qu’avec la mise en continuité des chapelets de colonisation, à l’abri de la clôture de sécurité, la Cisjordanie est bel et bien coupée en deux. Le mur sépare les Palestiniens les uns d’avec les autres, autant et plus qu’il ne les sépare des Israéliens.
Se profile en résumé, au lieu de l’Etat palestinien annoncé et souhaité par tous, un territoire israélien encore inaperçu, avec, enclavées, trois municipalités palestiniennes autogérées.
Toutes les parties trouvent intérêt au maintien des faux-semblants et trompe-l’œil internationaux (5). Les Israéliens, parce que l’histoire avance masquée. Les Palestiniens, parce qu’on ne peut pas dire la vérité à un peuple occupé et qui espère, sans l’inciter à s’autodétruire ; et que notables, élus, fonctionnaires tirent de ce qui est devenu un vœu pieux, gagne-pain, titulature, dignité et raison d’être. Les Européens, parce qu’ils ont choisi de s’acheter une conduite moyennant une aide financière et humanitaire importante, qui les exonère de leur passivité politique et de leur cécité volontaire. Et les Américains, mentalement plus redevables à l’Ancien Testament qu’au Nouveau, parce que leur lien existentiel avec Israël est de type filial et donc acritique. L’illusion autoprotectrice et partagée résulte ainsi d’une coïncidence d’intérêts opposés – là est l’ironie de l’histoire.
Dans l’immédiat. Est-ce tenable sur le long terme, disons la fin de ce siècle ? Il est permis d’en douter, tant son obsession sécuritaire recèle d’insécurité pour Israël, et d’inconscience des tendances lourdes de la région, démographiques et religieuses mais aussi technologiques (6). Un gouvernement européen, à défaut de plusieurs, ne pourrait-il signaler à nos amis israéliens : 1. que nous ne sommes pas tous dupes ; et 2. que si duperie il y a, ses promoteurs seront non ses premières victimes en date, mais, trois fois hélas, ses dernières ?

Régis Debray.


Régis Debray

Ecrivain et philosophe. Président d’honneur de l’Institut européen en sciences des religions (IESR), Paris.
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(1) NDLR. Lire Dominique Vidal et Philippe Rekacewicz, « Comment Israël confisque Jérusalem-Est », Le Monde diplomatique, février 2007.
(2) NDLR. Terme hébreu utilisé par le mouvement sioniste avant la création de l’Etat d’Israël pour désigner les résidents et les nouveaux immigrants juifs de la Palestine.
(3) NDLR. La « feuille de route » a été adoptée par le Quartet (Organisation des Nations unies, Etats-Unis, Union européenne et Fédération de Russie), le 30 avril 2003, comme une proposition pour mettre fin au conflit israélo-palestinien.
(4) Les territoires palestiniens regroupent la Cisjordanie, Jérusalem-Est et la bande de Gaza (longue de 45 km et profonde de 10 km). Au terme des accords d’Oslo, la Cisjordanie a été divisée en trois zones :
– une zone A comprenant, depuis 1994, les villes de Jéricho, Jénine, Kalkiliya, Ramallah, Tulkarem, Naplouse, Bethléem (la ville d’Hébron a fait l’objet d’un accord distinct en janvier 1997) sur laquelle l’Autorité palestinienne exerce une juridiction civile incluant les pouvoirs de police ;
– une zone B comprenant les autres villes de Cisjordanie dans laquelle l’Autorité palestinienne exerce théoriquement des compétences civiles, la sécurité intérieure étant exercée conjointement avec l’armée israélienne ;
– une zone C, incluant les colonies israéliennes implantées en Cisjordanie (60 % de la Cisjordanie). Jérusalem-Est reste sous le contrôle de l’Etat hébreu.
(5) NDLR. Lire Alain Gresh, « Comment le monde a enterré la Palestine », Le Monde diplomatique, juillet 2007.
(6) NDLR. Lire, en particulier, le rapport remis au secrétaire général des Nations unies le 5 mai dernier par M. Alvaro de Soto, coordinateur spécial des Nations unies pour le processus de paix au Proche-Orient. Texte intégral en anglais :www.lesoir.be/__docu ments/DeSotoRep...

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