Il y a quelques années, l’idée que des pays dits occidentaux légifèrent sur la tenue vestimentaire des femmes était aussi saugrenue que la tenue d’une Gay Pride à Téhéran. Certes, il y a toujours eu — dans les pays dits occidentaux comme dans ceux n’étant pas désignés comme tels — des textes relatifs à la pudeur publique réprimant des tenues considérées comme impudiques, surtout chez les femmes: on ne se promène pas encore les seins nus sur les Champs-Elysées ou en bikini dans le métro londonien. Mais même là, l’évolution libertaire des mœurs occidentales depuis les années 60 se fait sentir: les prohibitions sont relatives et dépendent du contexte.
S
ans évoquer ici le cas de la pornographie ou de l’évocation et de la dépiction publique de la sexualité, la nudité totale — ou partielle — est tolérée, sous la forme du nudisme, dans de nombreux lieux publics. L’affichage public de sous-vêtements ou de lingerie n’est plus objet de scandale ni de verbalisation : une péripatéticienne en corset et porte-jarretelles apparents rue Saint-Denis s’exposera toujours à des poursuites pour incitation public à la débauche, mais Paris Hilton ou Maria Carey pourront sans crainte aller de mondanité en mondanité parées de la sorte. Si des lieux où s’impose ouvertement une hiérarchie tels l’école, l’armée, la prison, la fonction publique ou l’entreprise maintiennent encore par la voie disciplinaire un règlement vestimentaire, ce sont là des sujétions (relativement) circonscrites dans l’espace et dans le temps.
De fait, les pays où demeurent des règles précises, impératives et générales en matière de tenue vestimentaire, principalement à l’encontre des femmes, ont longtemps été soit des pays musulmans conservateurs soit des dictatures réprimant l’expression populaire de sentiments religieux. Dans la première catégorie, imposant le port de tenues vestimentaires couvrant de diverses manières et avec bien des nuances, formes, visages ou cheveux féminins, on trouve l’Arabie saoudite, divers émirats du Golfe, le Soudan d’Omar Bachir et l’Afghanistan des Talibans. Dans la seconde catégorie, on trouve Turquie kémaliste, Tunisie benalienne, Iran du Shah et sans doute dictatures communistes ayant aboli même toute reconnaissance de la religion, comme l’Albanie d’Enver Hodja. Et encore ces deux catégories antagonistes ne prétendent-elles pas à l’exhaustivité.
Or voilà que des pays se voulant démocratiques et libéraux, voire invoquant sabre au clair, comme c’est le cas en France, un exceptionnalisme universaliste, se mettent à prendre l’exact contrepied des mesures de sujétion vestimentaire des théocraties musulmanes précitées. C’est ainsi au nom des droits de la femme qu’il faut contraindre la femme musulmane à se libérer de ses stigmates vestimentaires d’appartenance à la l’Islam, que ceux-ci soient volontaires ou non. C’est au nom du libre-arbitre de la femme musulmane opprimée qu’il faut lui imposer d’être cheveux à l’air, de la même manière que c’est pour libérer la femme afghane que l’OTAN répand ses bienfaits et ses drones au-dessus de l’Hindu Kush. C’est pour lutter contre la contrainte vestimentaire qu’exerceraient pères, grands-frères et autres agents du patriarcat sur certaines femmes musulmanes portant hijab, niqab ou burqa qu’il convient de contraindre toutes celles-ci à ne plus les porter. C’est au nom de la modernité individualiste et libérale qu’il convient d’imposer l’absence de couvre-chef d’inspiration religieuse. C’est au nom du respect de l’Autre [1] qu’il convient de l’enjoindre de nous ressembler.
La progression du « libéralisme illibéral »
pour le bien de vos femmes et vos filles, bien sûr…
Il faut saluer ici la puissante contribution de l’universalisme républicain à l’inexorable extension géographique du libéralisme prohibitionniste — des Anglo-Saxons bien inspirés parlent d’illiberal liberalism. Des pays aux traditions sociales et constitutionnelles distinctes voire opposées à la laïcité à la française ont ainsi édicté des interdictions du port du hijab : c’est le cas de la Belgique, qui applique un régime de neutralité dans la reconnaissance et le financement des cultes (et où la laïcité a un statut juridique assimilé à celui des cultes reconnus), ou de l’Allemagne fédérale, qui prélève un impôt ecclésiastique et où le christianisme est affirmé comme fondement des programmes scolaires – des crucifix figurent dans les salles de classe de bien des Länder.
C’est donc pour sauver les collégiennes et lycéennes voilées du symbole de l’oppression patriarcale islamique qu’il a fallu leur interdire l’école publique, et c’est ce libéralisme là qui a fortement marqué les esprits, tant en France qu’à l’étranger. Mais cet universalisme est un particularisme (« un universalisme si particulier », pour reprendre l’expression de Christine Delphy) — cet universalisme l’est plus par ambition que par essence.
Car l’obsession française [2] du dévoilement des femmes musulmanes au nom d’une conception universaliste des droits et de la dignité de la femme est incompréhensible sans passer par la case coloniale, et plus précisément celle de l’Algérie. La première opération occidentale de dévoilement — Kemal Atatürk et le Shah d’Iran Mohammed Reza Shah avaient cependant déjà imposé le dévoilement des décennies auparavant — datait du putsch gaulliste du 13 mai 1958. Ayant été initié dans les départements français d’Algérie alors en guerre, ce putsch victorieux tenait à se présenter comme un mouvement pluri-ethnique regroupant tant les colons européens d’Algérie que la population musulmane, présentée comme attachée à la souveraineté française en dépit des agissements minoritaires de terroristes nationalistes. Parmi les idées mises en œuvre par les officiers en charge de l’action psychologique au sein de l’armée française et tendant à démontrer la fraternisation entre « Européens » d’Algérie et « Français musulmans » figuraient des manifestations publiques de dévoilement de femmes musulmanes. Dans « La ferme Ameziane », Jean-Luc Einaudi raconte ainsi comment une jeune femme musulmane ne portant pas le voile fut amenée à participer à une mise en scène s’en affublant quelques instants avant une manifestation lors de laquelle elle l’enleva publiquement afin de manifester symboliquement son ralliement à la France, à la République et à l’Algérie française.
Le dévoilement d’alors était le fait d’un pouvoir politique et militaire de nature coloniale, minoritaire — du moins au sein de la société algérienne, et visait l’assimilation à la minorité franco-européenne de la majorité musulmane. A ma connaissance, aucun texte normatif contraignant n’imposait l’abandon du voile aux femmes qui le portaient.
Le dévoilement d’aujourd’hui est par contre le fait d’un pouvoir politique et normatif démocratique, utilisant les différents instruments à sa disposition, et particulièrement la coercition normative, pour contraindre des membres d’une minorité à abandonner un des signes qui les distingue de la majorité. L’assimilation de la majorité du temps de l’Algérie française est remplacée par l’assimilation d’une minorité, mais le souci d’une francisation et de l’occultation d’un symbole visible d’appartenance à la religion musulmane reste le même. Aujourd’hui comme hier, dans un contexte certes différent, c’est la visibilité de l’islam qu’il s’agit de combattre — burka, niqab, hijab, minarets ou restauration halal, sans compter le saccage récurrent des tombes musulmanes.
L'algérie, tout d'abord.
Et un contexte historique particulier
qui donne Médecin, Frèche, Arreckx…
Le contexte de l’islamophobie en France est bien connu. A la xénophobie traditionnelle et diffuse de la droite est venu s’ajouter après 1962 l’implantation – principalement en Provence Côte-d’Azur – de pieds noirs d’Algérie dont le moins qu’on puisse dire est que leurs représentants politiques et associatifs avaient très mal digéré le rejet massif par l’Algérie de la souveraineté française. S’est ainsi développée une xénophobie visant tout particulièrement les Algériens et par extension les Maghrébins musulmans, notamment dans le Sud-Est de la France, dans les villes à forte présence pied-noir. Les noms de Jacques Médecin (Nice), Maurice Arreckx (Toulon) ou Georges Frèche (Montpellier) sont liés à cet essor. Tout comme sa devancière coloniale, cette xénophobie utilisait très largement —mais pas exclusivement — préjugés et hostilité à l’islam, mais avait du mal à paraître comme autre chose que du racisme. Volontiers violent — pensons aux arabicides (pour reprendre le terme de Fausto Giudice) récurrents ou aux ratonnades de Marseille en 1973, ce racisme n’invoquait pas (encore) la laïcité, et ne reposait pas sur une argumentation islamophobe.
La crise économique et surtout l’apparition en France d’un chômage structurel important allaient bien évidemment favoriser la propagation de cette xénophobie. Son évolution vers l’islamophobie contemporaine allait être grandement favorisée par l’évolution de la gauche française, principalement sa composante non-communiste. En 1981, la première vraie alternance à gauche en France depuis 1936 allait très rapidement se traduire par l’adhésion du Parti socialiste au libéralisme économique (dès 1983), tandis que l’effondrement du modèle communiste allait entraîner l’affaiblissement irrémédiable de la branche ouvriériste de la gauche française, à savoir le Parti communiste. L’instrumentalisation tactiquement habile de l’épouvantail du Front national et de l’antiracisme par Mitterrand allait installer durablement la xénophobie sur la scène politique et médiatique française.
Cette xénophobie a évolué, sa composante proprement raciste (Arabe paresseux, Arabe cruel, Arabe violeur, Arabe voleur) se transformant en hostilité à motifs religieux [3] : Musulman fanatique , Musulman terroriste, Musulman misogyne, Musulman antisémite. Cette dernière évolution s’est développée dans les années 80, la révolution iranienne de 1979 étant passée par-là. En France, les déclarations du premier ministre socialiste Pierre Mauroy lors de la grève des ouvriers de Citroën et Talbot de 1983, qualifiant le mouvement regroupant principalement des ouvriers maghrébins d’«islamiste», marquaient sans doute la première déclaration publique d’un responsable gouvernemental stigmatisant l’appartenance religieuse des Maghrébins depuis la fin de la guerre d’Algérie.
Cette mutation s’est réalisée de manière quasiment complète avec l’affaire du foulard, qui a fait irruption sur la scène publique française en 1989 à Creil [4]. Non pas que la France ait été le premier pays à interdire le port du voile, puisque la Turquie kémaliste l’avait fait en 1926, de même que l’Iran de Mohammed Reza Shah en 1935 ou la Tunisie de Bourguiba par le décret 108 de 1981, sans compter les pays à régime communiste — dont l’Albanie d’Enver Hodja qui déclara la religion abolie en 1967 — où on peut présumer que le port de symboles religieux était vivement découragé. L’originalité du cas français est d’être un pays démocratique, le premier à franchir le pas de la réglementation idéologique de la tenue vestimentaire féminine – du moins celle des Musulmanes.
L’invocation de la laïcité a permis cette mutation, et elle a surtout permis la diffusion, en France et à l’étranger, du discours prohibitionniste, visant initialement le vêtement féminin — significativement, la tenue vestimentaire masculine semble étrangement beaucoup moins provocatrice aux yeux des politiciens et éditorialistes, et ne fait l’objet d’aucune interdiction légale en France ou ailleurs — pas d’interdiction du port du turban, du shalwar kamiz ou de la gandoura sur voie publique à l’horizon. Dans le contexte français puis européen, l’invocation de motifs tenant à la laïcité ou au féminisme compassionnel envers les femmes musulmanes permet de passer d’un discours arabophobe politiquement illégitime car raciste à un discours critique sur toute manifestation, publique ou privée, individuelle ou collective, de la religion ou de pratiques musulmanes, légitimé par l’invocation de la laïcité et de l’esprit des Lumières.
Un racisme respectable
Pour reprendre l’expression de Saïd Bouamama, on assiste à la production d’un « racisme respectable » [5], excroissance du racisme classique contre Arabes, Turcs ou Pakistanais, mais accepté car paré des atours de la légitime critique rationaliste du discours religieux. D’où les confusions actuelles : l’islamophobie dépasse désormais le ghetto social, politique et médiatique dans lequel était confiné le discours xénophobe visant les immigrés musulmans jusque dans les années 90. L’islamophobie peut être portée par un libéral et homosexuel flamboyant tel Pim Fortuyn, des hommes politiques de gauche (Manuel Valls en fournit un excellent exemple en France), des journalistes marqués à gauche (Oriana Fallaci) ou des éditorialistes anglo-saxons d’un libéralisme de facture très classique (comme Christopher Caldwell du Financial Times).
Dans le contexte européen actuel (mais on devrait aussi y adjoindre le Canada ou plutôt le Québec, périphérie francophone fortement influencée – comme la Belgique d’ailleurs - par le discours idéologique et médiatique du centre de cette francophonie qu’est la France), c’est donc les symboles religieux de la femme musulmane qui sont les premiers visés. On peut expliquer ça par la nécessité de trouver une justification humanitaire ou moralement acceptable à des entreprises politiques ou idéologiques équivoques : de la même façon que c’était afin de mettre fin à l’esclavagisme arabe au Congo que la Belgique de Léopold vint y apporter délivrance et civilisation ou que c’est en vue notamment de l’émancipation des femmes afghanes que l’OTAN occupe et bombarde l’Afghanistan, l’interdiction du voile et maintenant de la burqa affirme viser l’émancipation et l’intégration des femmes musulmanes, objets passifs dépourvus de libre-arbitre que se doivent de protéger — contre leurs pères, frères ou maris — législateurs et éditorialistes bien intentionnés.
On ne saurait écarter toute bonne foi dans le chef des prohibitionnistes : des féministes et des tenants sincères de la laïcité estiment en toute bonne foi qu’il s’agit là d’un phénomène social nuisible qu’il convient de combattre par la loi en prohibant certaines tenues vestimentaires féminines d’inspiration musulmane. On peut cependant exclure que ces préoccupations soient déterminantes : le souci de la dignité féminine en matière vestimentaire aurait sans doute nécessité d’autres interdictions en sus de celle de la burqa, et celui de combattre le machisme aurait visé à sanctionner plus le fait d’imposer le port du voile ou de la burqa que de celui de le porter — sans compter l’incongruité d’une interdiction se voulant féministe ne visant que les femmes.
Mais adopter une prohibition visant de facto exclusivement une tenue vestimentaire minoritaire au sein d’un groupe lui-même minoritaire — les musulmans — par ailleurs socialement, économiquement et politiquement marginalisé, cela est suffisamment éloquent pour que les raisons apparentes fassent place aux motifs réels. Depuis les années 80, le succès électoral de la xénophobie et du racisme anti-maghrébin du Front national a suscité des réactions distinctes au sein de la classe médiatico-politique.
Si un faible courant affirmant le multiculturalisme et affirmant lutter pour l’extension des droits des immigrés (droit de vote, abrogation de la double peine) s’est manifesté (on peut penser à SOS-Racisme pendant quelques années de la fin des années 80 au début des années 90, puis aux Verts et à la LCR dans les années 90 et 2000), le courant dominant a été celui exprimé très tôt par le socialiste Laurent Fabius : le Front national pose de bonnes questions mais apporte de mauvaises réponses. Tant la droite que la gauche françaises allaient reprendre à leur compte ce constat de Laurent Fabius, invoquant initialement la nécessité de lutter contre l’immigration clandestine puis, suite à l’émergence au premier plan de l’islamisme en Algérie (1989) et surtout le 11 septembre 2001, celle de combattre les diverses manifestations de l’islam au nom du principe de laïcité. L’efficacité de ce dernier argument est tel que le Front national l’a repris, affirmant défendre la laïcité tout en défendant l’identité chrétienne de la France, le Front national comptant en son sein un courant important de catholiques traditionalistes.
La Turquie, l'Égypte ou la Tunisie
Un argument populaire du camp prohibitionniste est que le même type de prohibition est adopté dans des pays musulmans : regardez, même la Turquie, la Tunisie ou l’Égypte prohibent le voile. Récemment, le cas de l’Égypte a été cité, en raison de l’interdiction du port du niqab par les étudiantes des écoles de formation de la moquée d’Al Azhar au Caire, intervenue de manière assez spectaculaire l’automne dernier. Lors d’une visite d’une classe exclusivement féminine, composée d’adolescentes, le cheikh al Azhar Mohamed Saïd Tantaoui arracha le niqab d’une jeune adolescente. Il rendit ensuite un fatwa — contrairement au sens commun, une fatwa n’est qu’une consultation juridique rendue par un savant en droit musulman — prohibant le port du niqab par des étudiantes au sein d’al Azhar, un des arguments étant que les cours en question ne sont pas mixtes. Cette décision a eu un grand retentissement, en Égypte où elle fût amplement critiquée, et à l’étranger, les prohibitionnistes français l’invoquant en guise d’exemple.
L’Égypte est un État musulman de par sa Constitution, qui précise que la charia est la source principale de son droit et qui interdit la présidence du pays aux non-musulmans (pour mémoire, environ 10% de la population égyptienne est copte). Ce pays occupe une place particulière dans l’histoire de l’islam politique : le mouvement des Frères musulmans est effectivement égyptien, créé en 1928 par Hassan el Banna afin de lutter contre la présence anglaise. Le successeur de Hassan el Banna (qui fût assassiné par la police politique en 1949, à l’époque du roi Farouk), Saïd Qotb, a très fortement influencé la branche salafiste radicale du mouvement islamiste, avant de finir pendu en 1966, sous Nasser. Aujourd’hui encore, de nombreux Egyptiens figurent parmi les leaders les plus influents des différents courants se réclamant de l’islam politique : si Youssef Qaradhaoui est probablement l’imam (de tendance conservatrice) le plus respecté du monde sunnite, il réside néanmoins au Qatar depuis longtemps et il est en froid avec le régime égyptien. Le télévangéliste musulman le plus écouté du monde arabe est également égyptien — Amr Khaled, également en froid avec le régime de son pays. A l’autre extrémité, Ayman al Zawahiri est quant à lui généralement considéré comme l’idéologue d’Al Qaïda. L’Égypte est également le seul pays arabe dont un chef d’Etat a été assassiné par un groupe islamiste radical – Anouar Sadate en 1981.
L’université Al Azhar du Caire a longtemps été le principal centre de formation théologique de l’islam sunnite. Si sa notoriété est intacte aujourd’hui, ce n’est pas le cas de sa réputation : nationalisé sous Nasser, son recteur est nommé sur décret présidentiel est compte donc parmi les dignitaires du régime. Le caractère autoritaire du régime et ses difficultés à se trouver une légitimité tant religieuse que démocratique ont placé le cheikh al Azhar (titre officiel de cette institution regroupant tant la mosquée al Azhar à proprement parler que la faculté de théologie du même nom et surtout l’institut des fatwas) sur la ligne de front politique en Égypte. Offrant une caution religieuse au régime, il doit également assurer — en concurrence ave le mufti de la République, principal dignitaire sunnite en Égypte, ainsi que le ministère du waqf (fondations pieuses) — la prédominance des organes religieux officiels dans un champ religieux musulman de plus en plus éclaté.
Outre les organes de l’islam officiel, contrôlant mosquées officielles, audiovisuel public, enseignement religieux (matière obligatoire dans le primaire et le secondaire), il faut aussi prendre en compte les confréries religieuses (notamment soufies), les Frères musulmans et leurs réseau associatif étendu, les courants salafistes piétistes (sur lesquels l’influence des pays du Golfe est substantielle) et les courants salafistes violents (ou l’ayant été jusqu’à une date récente, comme c’est le cas avec la Gama’a islamiya, dont les leaders emprisonnés n’ont renoncé progressivement à la violence qu’à compter de 1997, processus terminé en 2003), et surtout la multitude d’opinions et d’interprétations religieuses mises directement à la disposition des fidèles égyptiens par médias, chaînes satellitaires et Internet interposés.
Le vernis laïc cache mal
l'islamophobie de la gauche française
Il serait donc irrationnel dans un tel contexte de tenter de comprendre la décision d’interdiction du niqab par le cheikh al Azhar de manière abstraite, en faisant abstraction du contexte. Le texte même de la décision délimite son interdiction aux cours non-mixtes assurés au sein d’Al Azhar. Le contexte ensuite : se démarquant de l’influence du Golfe — le niqab est une tenue traditionnelle du Golfe — très prégnante en Égypte (des millions d’Egyptiens travaillent ou ont travaillé dans les pays du Golfe) et des courants salafistes, la question du niqab permet au cheikh al Azhar (décédé entretemps) d’imposer son interprétation, et accessoirement de permettre au régime égyptien de se prévaloir d’une position médiane entre conservatisme misogyne wahhabite et laïcité kémaliste.
Impossible donc de se prévaloir de la décision du cheikh al Azhar en ignorant son texte et le contexte, où l’islamophobie brille en tout cas par son absence, ce qui n’est bien évidemment pas le cas en France. La spécificité du cas français, par rapport aux autres pays européens prohibitionnistes, est le passé colonial en terre musulmane (ni l’Allemagne, ni la Belgique n’ont eu de colonies à population majoritairement musulmane), passé colonial dont la guerre d’Algérie est l’expression la plus marquante [6]. Et c’est la guerre d’Algérie qui cristallise le particularisme français : la gauche parlementaire, en pointe dans la répression du nationalisme algérien entre 1954 et 1962 (SFIO et radicaux-socialistes, de François Mitterrand [7] à Guy Mollet [8] en passant par Robert Lacoste [9], Max Lejeune [10] et Maurice Bourgès-Maunoury [11]), se retrouve cinquante ans plus tard du côté du dévoilement forcé (avec une relève assurée par Manuel Valls [12], André Gérin [13], René Vandierendonck [14] voire même Jean-Luc Mélenchon [15]).
Plus que dans d’autres pays européens (à l’exception peut-être du Royaume-Uni, où la politique anti-immigration du New Labour n’a cependant pas encore mué en instrumentalisation de l’islamophobie), le particularisme de la gauche française donne à l’islamophobie un vernis laïc acceptable que les traditions de la droite française ne permettaient pas de rendre crédible.
Notes
[1] Je suis personnellement allergique à l’utilisation faite de ce terme d’origine psychanalytique. Il me fait toujours penser aux expressions idiomatiques qu’on retrouve dans les rédactions de français, grand O de Sciences-Po, articles de la presse féminine et autres éditoriaux. Il ne figure ici qu’à titre d’illustration de la rhétorique des rhétoriciens de la tolérance prohibitionniste.
[2] Je suis réticent à utiliser des termes ressortant de la psychologie dans un raisonnement de caractère politique. Dans le cas présent, en dépit des tentations, le terme obsession n’a ici aucune connotation psychiatrique.
[3] Constat fait par Thomas Deltombe dans son étude exhaustive L'Islam imaginaire La construction médiatique de l'islamophobie en France, 1975-2005, La Découverte, 2005.
[4] De manière emblématique, le proviseur du collège Gabriel Havez de Creil, où surgit la première affaire médiatisée liée au port du foulard en milieu scolaire, fît par la suite une carrière politique. Elu député RPR de l’Oise en 1993, le Martiniquais Ernest Chenière fut battu aux législatives de 1997, non sans avoir bénéficié, aux élections cantonales de 1994, du désistement en sa faveur du candidat du Front national. De manière surprenante, il exprima son opposition à la loi de prohibition du voile en 2004.
[5] Cf. Saïd Bouamama, L’affaire du voile, ou la production d’un racisme respectable, Editions du Geai Bleu, Roubaix, 2005.
[6] L’importance du passé colonial n’est bien évidemment pas le seul facteur pertinent, comme indiqué précédemment , puisque la France partage avec les autres pays européens ou anglo-saxons (je pense ici au Canada ou à l’Australie) bien des points communs – crise sociale, affaissement idéologique et politique des forces de gauche et réaction xénophobe à l’immigration notamment.
[7] Président français de 1981 à 1995, il fut député de l’Union démocratique et socialiste de la résistance et surtout ministre de l’intérieur et de la justice durant la période 1954-1957. Il signa en 1956 le décret donnant compétence aux tribunaux militaires pour juger des résistants algériens. En tant que ministre de la justice, il émit généralement des avis défavorables aux recours en grâce des résistants algériens condamnés à mort (cf. « Les guillotinés de Mitterrand », Le Point, 31 août 2001..
[8] Député SFIO (l’ancêtre du Parti socialiste) dont il fut le secrétaire-général de 1946 à 1969, il fut premier ministre de 1956 à 1957 et vice-premier ministre de 1957 à 1958, au temps des pleins pouvoirs accordés à l’armée française en Algérie et de la bataille d’Alger. Son nom est devenu synonyme de la compromission coloniale de la gauche parlementaire française.
[9] Député SFIO, il fut ministre résident en Algérie de 1956 à 58.
[10] Député SFIO (ancêtre du Parti socialiste), il fut secrétaire d’Etat aux armées (56-57) et ministre du Sahara (algérien) (57-59), et un partisan de la solution militaire au problème algérien.
[11] Député radical-socialiste, il fut ministre de la défense, de l’intérieur et premier ministre entre 1955 et 1958, au plus fort de la guerre d’Algérie.
[12] Ce député-maire socialiste d’Evry tenta en 2003 de fermer par voie administrative un supermarché Franprix au motif qu’il n’offrait que des produits halal.
[13] Député-maire communiste de Vénissieux, il est à l’initiative de la commission d’enquête parlementaire sur la burqa de 2009.
[14] Maire socialiste de Roubaix, il a porté plainte au pénal en 2010 contre un Quick roubaisien coupable à ses yeux de ne servir que de la viande halal.
[15] Président du Parti de gauche, issu de l’aile gauche du Parti socialiste, il a tenu le 20 mai 2010 les propos suivants sur la burqa : « Les femmes qui sont accoutrées de cette manière s'agressent elles-mêmes et nous agressent. Elles sous-entendent qu'elles sont des proies pour les hommes qui ne pourraient jeter sur elles que des regards concupiscents. C'est une vision de l'homme qui n'est pas acceptable. Quant à ceux qui veulent avoir une activité de type insurrectionnel sur le plan religieux, ils affronteront la République et le dernier mot restera à la République » (Le Monde).
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